Aussi loin que je me souvienne, la terre de mon enfance embaume la fleur d’oranger. Des dizaines, des centaines d’orangers, que mon imagination assoiffée d’aventure, me dessinait comme une armée de milliers de fantassins, alignés, fiers et disciplinés. Au milieu de mon régiment courrait une allée façonnée par des années de vas et viens de véhicules de tous genres. L’allée du généralissime, inspectant à chaque aube ses troupes taillées au plus près, chaussées à perte de vue de chaux blanche, impeccables au garde à vous, accordant à peine au souffle du vent de ma campagne, quelques bruissements de leur dense feuillage.
Baignée du soleil de mon Gharb d’adoption, mon allée déroulait sur trois centaines de mètres ses deux sillons parallèles pour déboucher sur une vaste place encadrée de grenadiers. Tout autour, se dressaient notre maison, une basse bâtisse en pierre, aux chambres non communicantes que coiffait une généreuse vigne, un immense hangar abritant cote à cote la Chrysler de mon père, le vieux tracteur Massey Fergusson, des charrues, des bêcheuses et enfin le plus beau … une gigantesque étable aux magnifiques tuiles rouges, rarissimes sous ces latitudes, qui préservait de mes convoitises, les amours de dizaines de couples de pigeons sauvages.
Quelque peu en retrait, comme pour s’excuser de faire tache dans ce décor de ranch texan, s’encastrait au bout d’un couloir le poulailler où régnait en maître absolu le coq de la ferme, monument de morgue et d’insolence, dont la ruse et les redoutables coups de bec, avaient toujours réduit en échec mes expéditions de justicier.
Au-delà de l’étable, s’étendait, aussi loin que portait le regard de mes sept printemps, un verger où cohabitaient sereins, cognassiers, citronniers, abricotiers. Sur ce front avancé, la discipline se relâchait. L’imposante allée du Généralissime n’était guère plus qu’un sentier offert aux herbes folles. Mes troupes se laissaient aller à une joyeuse cacophonie, martelée à longueur de journées par plus d’oiseaux que ne pouvaient embrasser mes regards émerveillés.
Mes percées en éclaireur, carquois en bandoulière, au-delà de ces remparts, m’amenaient, aux confins de mon domaine, dans une contrée étrange où se dressaient les vestiges d’un bois d’eucalyptus entourant ce qui avait dû être un lac poissonneux. Sur ces terres hostiles, je troquais prudemment ma tunique de Généralissime contre la coiffe du chef Sioux, Hibou rusé. J’avançais à pas de loup vers le lit du lac, scrutait hâtivement les herbes à la recherche de mon trophée. Et, une fois mon coquillage en main, détallait à bout de courage, vers la rassurante cacophonie de mes troupes indisciplinées, en prenant bien soin d’éviter la vieille cabane du gardien que l’on disait hantée par un fantôme au corps de serpent.
Quand, le souffle court je m’arrêtais enfin, je brandissais fièrement mon coquillage centenaire, le portait à mon oreille pour écouter, mille images en tête, la plainte de l’océan chassé de ses terres.
Au loin, à l’autre bout de l’allée, se dressait l’imposant portail en fer forgé au bleu pâli par le soleil et les années. Haut, majestueux, les épais battants ceints d’une lourde chaîne que bouclait un immense cadenas, il protégeait l’entrée de mon coin de paradis. C’est quand il s’ouvrait devant la voiture de mon père en grinçant des gonds, que commençaient véritablement mes vacances d’été.
Trente années après, quand il fait gris sur mon cœur, je ferme les yeux et j’entends au loin cette longue plainte, annonçant le bonheur intact des belles années de mon enfance.